Independent French biannual publication,
consisting of a Master's Dissertation in art history, an interview and a work
of art. I contribute with a bilingual interview with the artist Pedro França,
on the recent institutional transformations of the Brazilian art circuit, based
on his experience as a teacher at the Parque Lage School of Visual Arts and as
curator of the 29th São Paulo Biennial (2010). This edition was
launched at the Kandinsky Library, at the Georges Pompidou Center, Paris, on
June 25, 2014.
Source > Octopus Notes Magazine, Issue 03#, 2014 (French)
Entretien Pedro França / Daniel Jablonski, 23 avril 2014, 01h58, Buenos Aires.
Pedro França est né en 1984 à Rio de Janeiro et vit depuis 2010 à São Paulo. Il est artiste et professeur
d’histoire de l’art. Ses travaux incluent dessins, films et installations. Il
se trouvait à Buenos Aires pour quelques jours à l’occasion d’un tournage avec
la compagnie de théâtre Ueinzz, dont il est aussi membre.
Daniel Jablonski est né en 1985 à
Rio de Janeiro. Il est artiste et chercheur indépendant, et suit cette année le Programme d’Artistes de l’Institut
Torcuato Di Tella, à Buenos Aires. Parmi ses travaux on compte VousVoici, une plateforme virtuelle de
critique et de diffusion pour le travail de jeunes créateurs de différents
points du globe (Rio, São Paulo, Berlin, Paris). Cet entretien, réalisé dans le
cadre d’une invitation d’octopusnotes,
sera également accessible bientôt sur le siteweb du projet VousVoici(1), où
il sera archivé parmi d’autres documents, textes et images.
Lucas Cureau est né en 1985 à Porto Alegre et vit
depuis 2012 à Brasilia. Il est photographe amateur, nègre, poète d’occasion et a traduit cet entretien en français.
Daniel Jablonski Je me souviens bien de la fois où je t'ai rencontré. J’étais en licence de philosophie à
l'Université Catholique et, par l'intermédiaire de mon amie à l'époque, j'ai fini par suivre un de tes cours à
l'École des Arts Visuels du Parque Lage à Rio de Janeiro. Ça a été un moment
décisif pour moi. Je me souviens aussi de mon étonnement lorsque j'ai découvert
par la suite que tu n'avais aucune formation en arts à cette époque...
Pedro França Ma formation – comme, semble-t-il, celle de la plupart de mes collègues de Rio de Janeiro à ce moment-là –, a été informelle. Vers l'année 2000, lorsque j'ai commencé à étudier, il y avait déjà quelques formations universitaires relativement importantes à Rio ; mais elles étaient une possibilité parmi bien d'autres. Ce n'était pas le chemin le plus évident, celui que les gens de notre âge choisissaient. En général, soit ils étudiaient, justement, au Parque Lage ; soit ils fréquentaient les quartiers où se trouvaient les artistes, comme Santa Teresa, et ils finissaient par créer également. Disons qu'il existait une formation sociale.
En ce qui me concerne, ce n'était ni l'un ni l'autre. Vers mes quinze ou seize ans, je ne connaissais rien à l'art, j'aimais juste dessiner, et je suis allé étudier au Parque Lage un peu par hasard. J'y fis aussi une première rencontre déterminante, avec un professeur nommé Marcelo Rocha, qui m'a fait connaître le travail de De Kooning, Pollock, Tàpies, Cy Twombly, ou encore Degas, Van Gogh et Picasso... Un autre point important, c'est d'avoir commencé à fréquenter la bibliothèque du Centre Culturel de la Banque du Brésil (CCBB), alors que j'étais toujours au lycée, où je séchais systématiquement les cours. Il y avait une grande collection d'art contemporain là-bas... Je pense qu'une bonne partie de ma formation visuelle et descriptive — ce qu’étaient ces travaux, de quoi ils étaient faits, quels matériaux, etc. — a eu lieu au CCBB. Ce n'était pas tout à fait une formation théorique. Elle était plutôt visuelle et factuelle.
Ce fut quelques années plus tard que j'ai commencé à fréquenter vraiment le Parque Lage et j'ai suivi quelques cours qui sont devenus très importants pour moi, comme ceux de Fernando Cocchiarale(2) et Anna Bella Geiger(3); mais aussi, à étudier la théorie de l'art de façon plus systématique, à lire Hal Foster, Rosalind Krauss, etc.
DJ Et comment as-tu commencé à travailler là-bas?
PF À l'époque, le directeur de l'école, Reynaldo Roels, tentait d'en assurer la gestion dans un contexte délicat, d'abandon complet par l'État, sans aucun investissement, sans aucun budget. Mais s'il y avait, d'un côté, ces graves difficultés financières, de l'autre, cet abandon même a ouvert un espace pour que l'école puisse prendre des décisions de façon très autonome.
DJ Penses-tu que le caractère peu développé des institutions de Rio à cette époque a été un facteur positif pour toi?
PF Pour moi, complètement. Cela a été décisif. L'école ne disposant d'aucun budget, elle ne subissait, du coup, aucune ingérence de l'État. Elle était dans la pénombre, totalement abandonnée. Une très grande liberté y régnait. Tout ce qui était proposé était approuvé: «Ok, vas-y, fais-le».
Donc ce qui s'est passé, c'est qu'un jour Reynaldo m'a invité à remplacer une professeure qui était partie à l'étranger pour son doctorat. Il ne m'avait jamais eu comme élève, mais on s'était connu au café, on prenait des bières ensemble. Nous sommes devenus très bons amis au cours de ces discussions — malgré la différence d'âge entre nous (il avait presque soixante ans et moi vingt-et-un).
Cette professeure assurait une formation en art moderne – sur la période 1850-1950 –, ainsi qu'une formation en art contemporain, allant de 1950 à nos jours. C'était en 2006, j'étais en train de terminer la fac. J'ai beaucoup étudié à l'époque, ca ne représentait pas un effort pour moi car je voyais déjà ces cours comme 'mon travail'. Mais ma première classe d'art contemporain, une formation de quatre mois, a été interrompue au milieu car il n'y avait plus personne. Au début, cinq personnes suivaient mon cours et par la suite, une seule est restée. Puis, elle a abandonné aussi. Je suis arrivé un jour et il n'y avait plus personne ; la fois d'après, pareil. C'était horrible. Je me suis adressé à Reynaldo et il m'a donné un autre conseil très important: «C'est la première fois que tu fais ça, vas-y, tente à nouveau». Cela me semblait fort irresponsable...
DJ Et dans quelle mesure considères-tu que le fait de donner des cours a pu contribuer à ta formation ? Je pense, bien sûr, à l'héritage historique du Parque Lage, au fait qu'il ait formé une génération importante de peintres brésiliens dans les années 1980, lequel héritage était toujours évoqué dans les années 2000, non sans nostalgie.
PF L'école est née avant cette époque, avec Rubens Gerchman(4). Dans les années 1970, il n'y avait pas de formation en art à Rio. Le lieu de rencontre entre les gens, c'étaient les ateliers du Musée d'Art Moderne (MAM). Anna Bella Geiger elle-même y donnait des cours, c'était une école qui avait trouvé en la personne d'Ivan Serpa son grand professeur. Plus qu'un lieu de formation, le MAM était un lieu de rencontre — et la différence est significative. Il semblerait qu'une bonne partie de l'histoire de l'art brésilienne des années 1960 et 1970 se soit déroulée là-bas, où il y avait des cours et un bar — ce n'était pas encore un restaurant à l'époque. Les gens y allaient pour picoler; du moins, c'est ce qu'on m'a raconté.
Mais en 1974, les ateliers du MAM ont fermé ; en 1978, il y a eu cet incendie qui s'est soldé par la destruction d'une bonne partie de la collection. D'une certaine manière, l'école est peu à peu devenue le nouveau lieu de rencontre entre artistes – et l'année 1984, celle de ma naissance, a marqué un tournant mythologique pour l'école, avec l'exposition Comment vas-tu, Génération 1980 ?, laquelle a forgé une histoire pour cette génération. Il est indéniable que, dans les années 2000, elle n'était que l'ombre de ce qu'elle avait été dans les années 1980, de cette effervescence de l'époque. Elle vivait toujours de cela, de cette nostalgie. C'est à ce moment-là, par exemple, qu'apparaissent à Rio des initiatives telles que CAPACETE, AGORA et Atrocidades Maravilhosas(5); les gens étaient bien plus intéressés par le travail collectif, par le travail dans la rue, plutôt que de rester à l'école à faire de la peinture...
Quelle était ta question déjà?
DJ De savoir si le fait d'enseigner à l’école tandis que toi-même tu y étudiais a influencé ta façon de donner des cours.
PF Oui, bien sûr. Je ne sais pas à quel point cela peut sembler ingénu, mais mon contact avec les artistes que j'appréciais à ce moment-là, Claes Oldenburg, Joseph Beuys, Andy Warhol, Richard Serra, mais aussi Thomas Hirshhorn ou Sophie Calle ; bref, mon contact avec l'art contemporain a d'abord eu lieu de façon visuelle, formelle. Dans le sens de regarder, de chercher à connaître le matériau, la stratégie, le dispositif. Les cours que j'ai suivis là-bas, et surtout ceux d’Anna Bella Geiger, consistaient à regarder longuement les travaux. C’est une artiste ; qui plus est, pas du genre à fabriquer des discours précédant les œuvres. Et lorsque j'ai commencé à faire cours, le plus important, c'était de... Plus que ça, la seule chose que je savais faire, c'était regarder les travaux projetés sur le mur et essayer de comprendre comment ils étaient faits, quel genre d'expérience ils suscitaient, quel genre d'attitude ils exigeaient du spectateur. Surtout parce qu'à l'époque je n'avais pas encore voyagé pour voir les choses dont je parlais ; je donnais des cours sur Warhol, Morris, Judd, Levine, et je n'avais rien vu de tout ça. Du coup, j'essayais de comprendre quel genre d'expérience était en jeu, et je pense que c'est pour cette raison que je me suis tellement intéressé aux minimalistes et à toute cette génération des années 1960: ils écrivaient sur leurs propres travaux. C'était là une façon de me rapprocher du genre d'expérience qu'ils essayaient de susciter. Ils en parlent beaucoup dans leurs textes.
Alors oui, cette formation plus intuitive et moins élaborée du point de vue théorique a été déterminante dans ma façon d’enseigner, pour le meilleur comme pour le pire.
DJ Mais il me semble que le Master que tu as fait par la suite va dans un autre sens, non? Si je ne me trompe pas, il portait sur Edouard Manet, vu comme une sorte de précurseur non pas de l'impressionnisme – ou d'une modernité conçue à travers le prisme de la visualité –, mais d'une pensée plus proche du 'contemporain'.
PF Là encore, mes cours ont été déterminants. Non seulement parce que j'étudiais pour les préparer, mais aussi parce que j'apprenais beaucoup lorsque je les donnais. Mon intérêt pour Manet lui-même a découlé du fait de regarder ses œuvres pendant quelques semestres, de passer par là, d'en parler. Jusqu'à maintenant, je pense que je dépends un peu des cours que je donne pour tester certaines idées. Il y a une certaine ‘planification souple’ qui s'est dès le départ imposée comme méthode. Je préparais tout en détail, mais une fois sur place, les choses changeaient. Regarder les œuvres, les reproductions des œuvres, cela déterminait le rythme du cours, et c'était le lieu où venaient les idées, le lieu où certaines possibilités étaient testées. Par exemple, projeter un Manet sur une diapositive qui vient juste avant Marcel Duchamp ou Jasper Johns et voir ce qui se passe, tu vois ? La préparation de mes cours est devenue un processus très dense en termes matériels, et c'était là une façon d'introduire les choses dans le monde, de matérialiser certaines idées, de voir si elles fonctionnaient ou non.
Et je ne suis pas sûr qu'il s'agisse de percevoir Manet comme un précurseur du contemporain, mais plutôt comme quelqu'un doté d'une certaine intelligence contextuelle. Autrement dit, quelqu'un qui réfléchissait aux conditions de présentation de son propre travail, ceci étant une partie intégrante du travail, la matière même de son propre travail. Quelqu'un qui sait que la peinture est faite pour l'histoire de l'art et qu'elle sera interprétée ainsi, qu'elle est faite pour être vue par un certain type de spectateur, et qui semble reconnaître cette personne qui la regarde. Et surtout, quelqu’un qui est conscient du rôle rempli par le regard, non seulement dans le domaine de l'art, mais aussi dans une nouvelle dynamique sociale qui est train d'être inventée à ce moment-là. En ce sens-là précisément, oui, il était peut-être plus proche de Duchamp que de Monet — surtout dans les tableaux de la décennie 1860, le Déjeuner sur l’herbe, Olympia, et aussi Un bar aux Folies Bergères, qui est à vrai dire son «testament».
Il me semble, enfin, que Manet est une personne dotée d'une sensibilité tournée vers les dimensions périphériques du tableau, vers son pourtour. Et qui tente de rendre compte de toute une série de nouveaux problèmes, mais de façon très réactive, dans une sorte d'étonnement peut-être, sans savoir au juste ce qui se passe. Ce n'est pas un type qui a écrit, qui a théorisé, pas du tout.
DJ Cela ne t'a jamais semblé bizarre, de parler de ces choses-là dans ce cadre, en raison de toute cette histoire des années 1980, avec une peinture davantage attachée au plaisir qu'à la critique sociale ? N'as-tu jamais senti que ce discours n'était peut-être pas bien venu?
PF Bon, c'était le contexte que je connaissais. Aujourd'hui, je pense qu'il se peut qu'il y ait eu un certain manque de responsabilité de ma part, pour n'avoir jamais réfléchi à cette contradiction. La vérité, c'est que les gens trouvaient cela étrange que j'étudie sérieusement Manet. ils trouvaient cela marrant. Le milieu artistique de Rio était très provincial à cette époque. Aujourd'hui, la ville dispose d'une connexion bien plus agile avec ce qui se passe dans le monde, tant dans le domaine artistique — ce qui est excellent —, qu'en termes économiques et urbanistiques aussi — ce qui est terrible — (mais se peut-il qu'une chose vienne sans l'autre ?). Mais à l'époque — et cela fait toute la différence — cela n'existait pas. Je ne connaissais aucun artiste à l'étranger en train de créer à ce moment-là, je ne savais pas ce qui était en train de se passer dans les biennales à l'international, je ne connaissais pas Tacita Dean, je ne connaissais pas Anri Sala, ni Harun Farocki, ni Pedro Costa. Tous ces artistes étaient en pleine création dans la décennie 2000. Je ne connaissais même pas Jimmy Durham... Hirshhorn, je l'avais connu par hasard, car j'avais vu une de ses œuvres lors de la 27ème Biennale de São Paulo en 2006, commissionnée par Lisette Lagnado, et j'avais noté son nom dans un cahier. Mais à Rio, personne ne m'a jamais parlé de ces types-là. Les artistes qui étaient défendus dans le cadre de l'art contemporain appartenaient aux années 1970, et ça s'arrêtait là. Éventuellement, la discussion allait jusqu'à Sherrie Levine ou Barbara Kruger par exemple, ainsi que jusqu'aux années 1980, avec la peinture. Mais les artistes des années 1990 que je connaissais, c'étaient Nirvana et Pearl Jam.
(rires)
Donc, en dernière instance, parler ainsi de Manet au Parque Lage ne posait pas de problème car personne ne parlait d'art contemporain, les gens parlaient d'art moderne.
DJ Ou alors ils parlaient d'art contemporain, mais sous une perspective moderne.
PF Voilà.
DJ Et quelle a été ton expérience de travail en tant que commissaire de la programmation d'évènements (films, interventions et performances) pour la 29ème Biennale de São Paulo en 2010 ? J'imagine que la transition a dû être percutante entre ce Rio de Janeiro que nous avons évoqué et une São Paulo ayant une vocation résolument plus cosmopolite...
PF La grande contradiction de Rio, c'est que lorsque j'ai commencé à enseigner au Parque Lage, plus personne ne se consacrait à la peinture. J'aimais dessiner et j'ai tout de suite été confronté à un milieu artistique doté d'une piètre organisation institutionnelle, à un marché pratiquement inexistant, mais où une très grande énergie créatrice régnait. Il y avait plusieurs collectifs, des gens qui faisaient des interventions urbaines, dont certaines très belles. Et je trouve qu'il s'agit là d'une histoire qui doit encore être racontée — ce qui s'est passé, disons, entre 1998 et 2006, en termes de travaux dans l'espace public. Des artistes tels que Ronald Duarte, Alexandre Vogler, Ducha, Guga Ferraz(6), qui créaient leurs travaux dans la rue. Et j'étais au courant de cela par l'intermédiaire des personnes avec qui je partageais mon atelier, et qui habitaient à Santa Teresa. Ce n'était pas un milieu de peintres, bien au contraire. Je n'ai compris que bien plus tard que le dessin et la peinture pouvaient encore être des formes de travail valables — ce qui tient au fait que les artistes que j'admirais autour de moi employaient des moyens n'ayant rien à voir avec tout cela.
J'ai donc commencé à écrire sur le travail de certaines personnes que je connaissais, sur les choses que je voyais. Progressivement, je me suis davantage intéressé à l'idée de donner des cours, de parler des travaux, plutôt que d'en produire. J'étais convaincu, du moins à l'époque, que tout cela revenait à faire de l'art, mais avec un autre matériau. Qu'il n'y avait pas de différence entre cette instance discursive et une instance de production. Et c'est avec cette conviction que je suis parti travailler à la Biennale. Je suis allé coordonner une programmation d'évènements au sein du pavillon principal, qui agençait des performances, des débats et une programmation de films. C'était là une ambiance très différente. À São Paulo, en 2010, les gens évoquaient des artistes de quarante ans qui était en train de créer à Berlin, avec une connaissance de cause qui n'était pas la mienne.
Et je pense que c'est justement au cours de cette année 2010 que les choses commencent à arriver au Brésil de façon plus marquée. Je ne sais pas si cela tient à une différence entre les deux villes ou à un tournant concernant la place des institutions brésiliennes au sein de cette relation avec ce qui se produisait à l'étranger. Sans doute, un peu des deux... Apichatpong Weerasethakul, Harun Farocki, Chantal Akerman, Isa Genzken, Andrea Fraser ; autant d'artistes dont je n'avais jamais entendu parler jusqu'alors. Puis tout à coup, ils étaient là, et cela faisait un bout de temps qu'ils étaient là.
DJ Alors que rien de cela n'arrivait à Rio...
PF Non. À présent, si, mais pas à cette époque. Personne ne savait qui étaient ces gens-là. Personne que je connaissais du moins.
DJ Y a-t-il eu un conflit entre ton envie initiale de travailler comme artiste et cette expérience de commissaire, ou étais-tu plutôt vraiment convaincu que le travail de commissaire était une façon de faire de l'art?
PF J'étais convaincu que c'était la même chose, que le travail de commissaire était d’une certaine façon un travail de collage, mais réalisé avec d'autres personnes.
DJ Et tu as écrit des textes à l'époque qui étaient des collages, n'est-ce pas?
PF Oui. Et mon mémoire sur Manet était aussi en rapport avec ce raisonnement par collage, par montage. Quand je suis arrivé à São Paulo, je n'avais pas une production personnelle en tant qu'artiste, mais j'étais certain que j'allais faire quelque chose de cet ordre là. Puis, une fois la Biennale terminée, j'ai eu la certitude que je m'étais trompé. J'ai passé toute l'année d'après à y réfléchir. Et je pense que la différence est la suivante : en tant que commissaire, tu ne peux pas être entièrement responsable des décisions que tu prends. Ton existence consiste en une médiation entre les règles que les travaux des artistes imposent et les règles que l'institution impose. Le travail du commissaire est un travail qui s'avère toujours indirect, ‘dérivé’. Tu ne peux pas — et tu ne dois pas, me semble-t-il — répondre de toutes les décisions, tout simplement parce que tu n'as pas de réponse à apporter à toutes les limites institutionnelles que tu côtoies au quotidien. Pas de réponse à laquelle tu crois vraiment. En ce sens, il n'y a pas de commissaire ‘indépendant’. Il est indépendant lorsqu'il n'est pas au boulot, mais dès lors qu'il l'est, il se présente comme quelqu'un d'essentiellement dépendant. Je crois que son travail consiste à gérer, du mieux qu'il peut — et nombre de commissaires font cela très bien — les règles existantes. Mais je suis trop mal préparé pour respecter les délais, etc. L'enjeu ne consistait pas à tout simplement les assumer, j'avais à les incarner, j'avais à être ces délais, j'avais à être ces budgets pour les respecter correctement. En fin de compte, je ne pense pas avoir réussi à bien faire cela là-bas. J’ai vraiment été confronté à une incapacité de ma part. Je ne saurai l'exprimer autrement, je suis totalement honnête, là.
DJ Je me souviens que tu m'as dit à l'époque : «tu ne peux pas critiquer et faire en même temps, il faut faire d'abord pour ensuite critiquer». Je me demande dès lors si cette phrase ne serait pas une phrase de commissaire. Et celle de l'artiste serait : «il faut faire et critiquer en même temps»?
PF Tout à fait. À mes yeux, le plus beau dans le travail de l'artiste, c'est la possibilité — la seule que je sois en mesure de gérer, il y en a certainement d'autres — de faire un travail 100% non-aliéné. Dans ce processus, tu détiens du début à la fin les moyens de production, les conditions de présentation, de circulation, etc. Tu es responsable du format dans lequel ton travail va être présenté, de la façon dont il sera vendu, etc. Pour moi, c'est là l'aspect déterminant de la pratique artistique.
J’ai été très déçu, après avoir travaillé de l'autre côté du système de l'art, lorsque j'ai compris que ce système suivait bien souvent une logique opposée à celle des travaux eux-mêmes. En quittant la Biennale, j'avais l'impression qu'il n’était pas très facile, pour le commissaire, d'éviter que son propre travail d'invention, de montage et d'articulation ne soit trahi par cette logique institutionnelle. Il en est allé ainsi de mon expérience, du moins. Et il se peut que cela n'ait été à ce point évident que parce que je suis allé travailler au sein de l'institution la plus excessive du Brésil, qui fait tourner des millions de reais [monnaie brésilienne], qui est sponsorisée par les plus grandes banques et entreprises, et qui est, en résumé, le projet artistique de la grande élite de São Paulo. La Biennale de São Paulo a une importance qui dépasse largement les travaux s'y trouvant présentés — parfois, ces derniers semblent n'être que de simples détails. Elle compte ses visiteurs par milliers (en 2010, ils ont été environ un demi million, si je ne me trompe pas). Et le patrimoine dont elle disposera lors de la prochaine édition dépend de ce chiffre-là. Je n'ai tout simplement pas réussi à comprendre cette logique, et encore moins à gérer tout cela. Vraiment, je pense que c'est là le manque d'une certaine intelligence de longue portée. J'ai une intelligence de courte portée, moi.
DJ Ta volonté de maintenir ton travail de plasticien dans la sphère d'une production individuelle et surtout artisanale en est peut-être une conséquence directe, non? C'est presque l'opposé de ce qui était en train de se passer à la Biennale.
PF Tout à fait. Et je pense que, jusqu'à ce jour, je travaille encore sous le choc de cette expérience. C'est drôle, n'est-ce pas?
DJ Je comprends tout à fait, notamment cette idée de vouloir préserver la création au sein d'une sphère «possible».
PF C'est là une décision que j'ai prise dès le début, aussitôt après avoir quitté la Biennale. Je suis partie avec ma copine sur une plage isolée du Nordeste, où même les téléphones ne captent pas, et nous y sommes restés une semaine, allongés sur le sable. J'étais incapable de faire quoi que ce soit.
DJ Lorsque j'ai terminé mon Master de philosophie, je n'étais même plus capable de lire les titres des journaux, j'ai eu pendant des mois un blocage complet au niveau de mes lectures.
PF Bien sûr. Quand je suis retourné à São Paulo, où j’habitais déjà à ce moment-là, j'ai eu la certitude que je voulais travailler en tant qu'artiste, mais je ne savais pas quoi faire. J'ai commencé à dessiner chez moi, et il n'y avait qu'une chose dont j'étais sûr : je voulais produire des travaux que je serais entièrement en mesure de m'approprier, et dont l'exécution ne requerrait personne d'autre. Je voulais être un producteur, non pas dans le sens d'un manager, d'avoir à discuter au téléphone, à envoyer des mails, mais d'être un producteur ‘factuel’. Produire quelque chose que je serais en mesure de regarder à la fin de la journée, voir si c'était bon ou mauvais, et de pouvoir dire : «voilà, c'est fait». Je n'étais plus capable de travailler en groupe, ni de me mobiliser en vue d'une sociabilité très... c'était une période très mélancolique, qui a duré jusqu'à il n'y a pas longtemps. Pendant trois ans, travailler se résumait à mes yeux à rester tout seul dans mon atelier, à articuler des processus que je maîtrisais du début à la fin, et à ne présenter que les travaux que je pouvais être en mesure d'agencer. J'avais déjà envie de faire de grands travaux dépassant la sphère de mon domicile, mais j'occupais un petit atelier et la règle était qu'il fallait que ça tienne là-dedans. Un peu paradoxal, mais bon... Ce n'étaient ni des tableaux ni des sculptures; c'étaient des situations d'environnement que j'arrivais à produire tout seul.
À cette époque, je me suis rendu compte que je voulais que mes travaux grandissent en taille, sans jamais changer d'échelle. Les artistes pensent toujours qu'il faut faire plus grand ou plus complexe, ou encore, avec du meilleur matériel, ou un matériau plus noble. Je suis convaincu que c'est une erreur, que c'est une bêtise. Soit, si cela tient à la nature du travail ; sinon, c'est une erreur. Un type comme Pierre Huyghe, par exemple, travaille sur des projets supposant dès le départ une très grande complexité. Travailler avec d'autres personnes, avec d'autres agents...
DJ Cela fait partie des coordonnées de départ des travaux...
PF Exact, il va travailler avec d'autres agents, des personnes, des plantes, voilà le principe. Ce n'est pas le cas pour moi ; ce sont des matériaux, ce sont des procédures très simples. Je n'ai pas eu à me forcer pour le décider ainsi, je dois me forcer pour continuer à y faire attention, afin d'élargir mon travail au sein de ces limites.
DJ Au-delà de ton expérience personnelle, il me semble que quelques complications théoriques sont à signaler dans la thématique même de cette édition de la Biennale. Les commissaires, Moacir dos Anjos(7)et Agnaldo Farias(8), affirment dans le catalogue qu'ils veulent réfléchir à un certain ‘boom’ de la production d'‘art politique’ au cours des deux dernières décennies, qui aurait amené à confondre tout simplement ces deux sphères. L'idée était donc, pour reprendre les mots de Jacques Rancière, de «mettre ses visiteurs en contact avec la politique de l'art». J'y suis allé et j'étais étonné de la faible quantité d'œuvres orientées réellement vers quelque chose de cet ordre-là.
PF Je trouve qu'il y a quelque chose d'imprécis dans le projet des commissaires de cette édition. Ils disaient chercher cela, mais l'idée de travaux évoquant la politique de l'art me fait davantage penser, par exemple, à ce moment historique marqué par l'art conceptuel, où les artistes débattaient des paramètres de visibilité, de réception et de circulation de leurs propres travaux. Et cela, me semble-t-il, ne constituait pas un enjeu pour cette Biennale. Tout d'abord, parce que c'était une Biennale, et parce que peu de projets ont été radicaux, dans le sens d'une problématisation de leur insertion là-dedans. Et c'est cela qui est convoqué par l'idée d'une discussion au sujet de la politique de l'art, à mon sens.
DJ Penses-tu à un exemple précis de la façon dont cette Biennale a traité ce sujet?
PF Ce n'est pas un exemple... Mais il y a eu une situation en coulisse, révélatrice à mon sens, qui a été provoquée par Artur Barrio(9), un artiste de la génération des années 1970. Il a engagé, dans d'anciens travaux, une discussion sérieuse au sujet de la politique de l'art, en relevant de très graves problèmes institutionnels. Et en créant des travaux qui ont dû inventer leur propre façon de circuler dans le monde : des livres, des cahiers, etc. Bref, à cette occasion, il discutait avec une productrice au sujet de sa salle dans la Biennale. Il avait demandé une salle dotée d'une fenêtre et il espérait pouvoir se servir de trois murs. Il se trouve qu'il n'en a eu que deux, car on lui a accordé une salle triangulaire, c'était là la proposition du projet architectural de cette édition. Je ne suis pas d'accord avec sa réaction ni avec sa façon de poser ces problèmes, mais je comprends la nature de son indignation. J'ai suivi cette discussion, elle a été très violente. Sur le coup, je l'ai trouvé antipathique comme personnage. Mais je le comprends.
DJ Que s'est-il passé?
PF Je ne sais pas. Il s'est peut-être rendu compte qu'il était en train de subir un rebond ironique de l'histoire : car, en fin de compte, ce sont les artistes de sa génération — et lui-même, de façon très percutante — qui ont systématiquement attiré l'attention sur les dimensions périphériques, secondaires, sur tout ce qui d'habitude est ‘autour de l'œuvre’ : l'architecture, l'agencement visuel de l'exposition, le public, les textes critiques, etc. Ce sont eux qui ont revendiqué ces instances à l'intérieur de leur travail, ou plutôt, qui ont élargi la juridiction de l'artiste vers ces points également. À ce moment-là, c'était le retour du boomerang: une fois identifiées, ou réveillées par les artistes, ces instances ont suivi leur propre parcours, elles sont devenues autonomes au point de dominer elles-mêmes les œuvres, et ce de façon très violente. Mon intuition, c'est qu'il a compris cela à ce moment-là. Et peut-être qu'il n'avait plus assez d'énergie ou de clarté à cette période de sa carrière, pour concevoir la salle qu'il voulait.
Parler d'une politique de l'art, cela impliquait donc de parler de ces choses-là, peut-être ; mais la Biennale ne pouvait pas débattre de cela, car elle était avant toute chose enorgueillie d'elle-même. En fin de compte, la 29ème édition a été très réussie d’un point de vue financier, après une longue période de crise au sein de l'institution. Et cette Biennale n'était pas en mesure de débattre de quelle politique de l'art que ce soit dans le contexte où elle s'est déroulée – c'était une impossibilité à ce moment-là. Ce n'est pas là un problème dû aux commissaires, c'est à mon sens un problème surtout institutionnel. Nombre de fois nous avons vu les idées et la rigueur des commissaires être dominées par ce monstre institutionnel.
DJ Penses-tu que cet épisode où l'œuvre de l'artiste argentin Roberto Jacoby(10) El alma nunca piensa sin imagen a été censurée soit le reflet de ces limites de l'institution, entre ce qu'elle aimerait faire et ce qu'elle peutfaire?
PF Oui. Par contre, la posture des commissaires a été très courageuse en ce qui concerne son travail ; ils ont défendu son travail, même s'ils ne savaient pas ce que l'artiste allait faire. Au contraire, j'ai trouvé que sa posture à lui, à Jacoby, était très difficile à défendre du point de vue éthique. Bon, voici ce dont je me souviens concernant cet épisode: c'était un travail composé d’une affiche gigantesque des deux candidats à la présidence cette année-là, Dilma Rousseff [Parti des Travailleurs] et José Serra [Parti de la Sociale Démocratie Brésilienne] ; elle était très sympathique sur la photo, et lui, un Dracula. Il y a une loi fédérale dans notre pays qui interdit toute forme de campagne électorale à partir d'une certaine époque de l'année. De sorte que cette installation, bien qu'elle présentait les deux figures dans les mêmes dimensions, a été juridiquement interprétée comme de la propagande électorale au profit de Dilma. Et ils ont dû couvrir les deux images. Je trouve que les commissaires ont été très corrects, en disant d'abord qu'ils ne savaient pas ce que Jacoby allait faire — et ils ne le savaient vraiment pas —, et en défendant ensuite son travail face à cette disposition légale qui venait d’être appliquée. Ils ont même suggéré que son travail continue d’être exposé, malgré le fait que les images soient couvertes. Jacoby s'est rendu sur le lieu de l’exposition avec quelques-uns de ses élèves [la Brigade Argentine pro-Dilma], et ils étaient là, avec leurs t-shirts des «sans-terre» [MST – Mouvement des Travailleurs Sans-Terre], à jouer des chansons à la guitare qui se foutaient de la gueule du commissaire.
DJ Mais le fait même d'inviter quelqu'un qui a participé à l'épisode historique du Tucumán Arde(11) en 1968, en Argentine, ne te semble-t-il pas contradictoire vu le contexte de ce projet de commission? Car il y avait, j'ai l'impression, une tentative d'effacer les deux champs, ou alors, de tout simplement évacuer ce qu’il y avait d'artistique en politique.
PF Oui, bien sûr, mais je pense que...
DJ La question est la suivante : le fait d'inviter ces gens-là à présenter, de nos jours, des travaux classiques des années 1960, n'est-ce pas là une façon d'esthétiser cette production, qui déjà à l'époque ne voulait plus être de l'art, mais peut-être de la ‘pure’ politique?
PF Peut-être. Mais d'un autre côté, le seul endroit où cela peut susciter de l'intérêt en tant que ‘pure’ politique, c'est, paradoxalement, dans le domaine de l'art. Cela ne fait pas partie de l'histoire de la lutte politique, au sein de laquelle ce qui intéresse vraiment, c'est la violente histoire de Tucumán, et non pas ce que certains artistes ont fait. Je suis désolé, mais l'action des artistes, en tant qu'artistes, dans l'histoire de Tucumán, ne change pas grand chose dans le domaine politique. Les gens — qu'ils soient artistes ou non — peuvent faire la différence, ou ils peuvent faire partie de mouvements collectifs qui font la différence. Mais le fait qu'ils la fassent en tant qu' ‘artistes’ me semble, du moins dans ce cas-là, peu important pour la politique effective – mais d’une importance considérable pour l'art, dans la mesure où cela taquine une frontière importante. Bien que certains des artistes impliqués aient arrêté de faire de l'art après que l'exposition ait été censurée à Buenos Aires, cela me semble différent de ce que les Russes ont fait dans les années 1920, avec Vkhutemas(12), par exemple. C'étaient là des gens qui, bien souvent, ont abandonné leur place pour s'inscrire dans l'art, et qui avançaient que l'inventivité formelle trouverait d'autres moyens, ainsi qu'une autre échelle, pour s'inscrire dans le monde : ils proposaient un art socialement intégré, plutôt qu'un art naissant et mourant dans un circuit particulier. C'est très différent, ils étaient en train d'élargir la notion d'art, et non pas d'essayer de l'éviter.
Alors qu'une documentation sur Tucumán Arde était présente dans l'exposition, Jacoby était là pour montrer un nouveau travail. Et en ce sens, il a fait exactement ce qu'on attend d'un artiste ‘rebelle’ dans une biennale : il a créé une petite polémique, il a dit du mal du commissaire, etc. Moi, je préfère une histoire que Farocki m'a racontée une fois. Il n'avait pas réussi à boucler le film Nature morte qu’il préparait pour la Documenta de 1997 avant l'ouverture. Plutôt que d'accélérer la production, il a décidé de ne le présenter qu'à la fin de l'exposition. Elle commençait en août et durait jusqu'en novembre. Le film n'a été prêt qu'en octobre. Au fond, cela se résume à imposer d’autres temporalités, une façon de travailler, de se rapporter au monde, avec laquelle l'institution doit jongler. Ou alors, et là on reprend Artur Barrio, s'adressant à une productrice qui lui exigeait des définitions concernant son œuvre lors de cette même Biennale : «mon temps n'est pas ton temps».
DJ La réponse des commissaires dans leur lettre ouverte à l'artiste est excellente. Ils disent que si Jacoby est vraiment en train d'associer un manque de liberté au sein de la Biennale à l'épisode du Tucumán Arde, dans le contexte de la dictature militaire argentine, et bien, «là oui, c'est quelque chose qui en dit long sur les abus auxquels le mot ‘politique’ est aujourd'hui soumis dans le domaine de l'art».
PF Sans doute. C'est comme les gens qui associent la violence policière actuelle à ce qui ce passait pendant la dictature militaire brésilienne. Ces gens-là n'ont rien compris, ils sont dans un pays où la présidente élue, Dilma Rousseff, à la suite de toute une série de manifestations rassemblant des millions de personnes dans les rues, s'affiche à la télé pour dire : «nous avons entendu l'appel des rues». Bref, ces deux postures, celle de Barrio et celle de Jacoby, recèlent quelque chose de mélancolique à mes yeux, mais celle de Barrio est plus honnête.
Mais je ne rêve d'être aucun des deux, mon héros, c'est Cildo Meirelles(13).
(rires)
DJ Nombre d'institutions, publiques et privées, ouvrent leurs portes au Brésil ces dernières années. Parmi lesquelles la Feira de Arte do Rio, qui a réuni des galeries du monde entier et qui, dès sa première édition, a atteint un nombre de ventes assez significatif. Comment vois-tu l'évolution de l'image de ce Brésil devenu, disons, d'un simple exportateur de culture ‘exotique’, un nouveau centre potentiel du monde de l'art?
PF C'est intéressant, car nous vivons justement ce passage. Il suffit de penser, par exemple, il y a très peu de temps, au cas du Panorama de l'Art Brésilien, l'exposition organisée par Adriano Pedrosa(14)en 2009 au Musée d'Art Moderne de São Paulo, qui ne présentait que des artistes étrangers. Elle proposait une discussion concernant notre pays qui impliquait le projet de construction brésilien – Oscar Niemeyer, Lina Bo Bardi, etc. –, mais également une réflexion sur la façon dont se présentaient alors les ruines de cette utopie moderniste des années 1950. C'était un panorama exclusivement international. Pedrosa n'a organisé ce panoramaqu'au moyen d'artistes étrangers, avec l'italienne Luisa Lambri entre autres, car il n'y avait aucun artiste brésilien travaillant sur le thème du ‘ressac tropical’ du projet moderniste. De nos jours, très peu de temps après, il y en a déjà. S'il devait refaire cette exposition aujourd’hui, il la ferait avec des artistes brésiliens, tels que Jonathas de Andrade(15), par exemple. Cela en dit long sur ce processus. Non pas sur le processus d'internationalisation de l'art brésilien, tel qu'il s'est déroulé au début des années 2000, avec Ernesto Neto ou Beatriz Milhazes(16). Mais plutôt sur une internationalisation des problèmes brésiliens. J'ai l'impression que cela répond à un certain nombre de demandes, prenant racine dans le travail de curateur. Et qu'elles découlent en partie d'une curiosité authentique...
DJ Et d'où viennent-elles?
PF Elles viennent de l'étranger, bien sûr, mais elles peuvent se reproduire ici. Tiens: où Hans Ulrich Obrist a-t-il réalisé son projet avec la Biennale de São Paulo en 2013? Dans la Maison de verre de Lina Bo Bardi. Comme me l'a fait remarquer récemment une connaissance, il finira par convaincre tout le monde que c'est lui qui a inventé Lina Bo Bardi.
(rires)
Et c'est vrai aussi, d'une certaine façon; car toutes ces choses obéissent à une même logique de spéculation immobilière globale, qui est présente à Rio maintenant, mais qui l'a déjà été à Bilbao, à Barcelone, à Dubaï, et qui change sans cesse d'endroit. Les agendas de travail des curateurs suivent cette même logique. Et moi, en tant qu'artiste, je ne comprends pas... c'est-à-dire que j'essaye de ne pas prendre ces choses-là en considération, j'essaye de réfléchir à des choses plus primaires.
DJ Je me demande si, au fond, cette demande en faveur d'un agenda brésilien ne fonctionne pas davantage comme un discours colonialiste de plus, venant de l'extérieur vers l'intérieur...
PF Je pense que nous avons sans doute beaucoup à apprendre en faisant un effort de mémoire. Certainement, car nous ne racontons même pas notre propre histoire de l'art correctement.
DJ Mais justement, notre histoire de l'art locale dépend aussi de ces évolutions plus générales, économiques et politiques. Ce n'est pas seulement une affaire de prise de conscience historiographique. Cela fait quatre ou cinq ans, par exemple — ni plus, ni moins — que des noms tels qu'Hélio Oiticica, Lygia Clark et Lygia Pape(17) semblent avoir définitivement introduit le Brésil dans les supposés canons de l'art occidental. Qu'y a-t-il de salutaire et de suspect là-dedans, à tes yeux?
PF Dans le livre Art since 1900, publié par October, le commentaire au sujet de Lygia Clark est classé dans le tiroir des «artistes non-occidentaux». Et ce livre est paru en 2004! Qu'y a-t-il de salutaire dans cette réévaluation? Bon, la dernière fois que je suis allé au MoMA de New York, en 2012, il y avait une salle avec Mondrian, Malevitch, Willys de Castro, Lygia Clark et Hélio Oiticica. C'était incroyable, car il s'agissait de travaux appartenant au début du parcours de Lygia Clark et Hélio Oiticica, et ils semblaient être «à leur place». Cet accrochage faisait beaucoup de sens. Il ne faut pas être pessimiste, c'est là une réparation historique et historiographique. Mais il y a autre chose : le lendemain, je suis allé dans un magasin d'appareils électroniques, le B&H, et le vendeur a avoué à mon ami anglais, sans que je ne dise un mot, que les brésiliens étaient en train de sauver le magasin de la crise. Et bien, le fait que le B&H dépende de l'argent brésilien est en rapport avec le fait que l'on trouve de l'art brésilien à côté de Mondrian au MoMA. Ce n'est pas une coïncidence, c'est une question économique. C'était la première fois que je voyais un plan du musée en portugais, et cette même année, Obama a changé sa politique de visas pour les brésiliens... Ces choses-là sont en rapport les unes avec les autres, c'est évident. Mais ce qui me semble suspect, c'est que du point de vue de nos agendas historiques et conceptuels, nous sommes peut-être en train de reproduire cette même logique entrepreneuriale avancée, ponctuelle et de court terme, à laquelle obéit la circulation de capitaux à travers le monde. Elle va quelque part, et c'est là où tout se passe au cours des dix années à venir, puis c'est fini. Ensuite c’est ailleurs, puis encore ailleurs. Cette année, la Coupe du Monde va se dérouler au Brésil. La suivante va se dérouler en Russie et celle d'après, au Qatar, où l'on est en train de construire les nouveaux sièges du MoMA, du Louvre, du Guggenheim...
•••
Pedro França Ma formation – comme, semble-t-il, celle de la plupart de mes collègues de Rio de Janeiro à ce moment-là –, a été informelle. Vers l'année 2000, lorsque j'ai commencé à étudier, il y avait déjà quelques formations universitaires relativement importantes à Rio ; mais elles étaient une possibilité parmi bien d'autres. Ce n'était pas le chemin le plus évident, celui que les gens de notre âge choisissaient. En général, soit ils étudiaient, justement, au Parque Lage ; soit ils fréquentaient les quartiers où se trouvaient les artistes, comme Santa Teresa, et ils finissaient par créer également. Disons qu'il existait une formation sociale.
En ce qui me concerne, ce n'était ni l'un ni l'autre. Vers mes quinze ou seize ans, je ne connaissais rien à l'art, j'aimais juste dessiner, et je suis allé étudier au Parque Lage un peu par hasard. J'y fis aussi une première rencontre déterminante, avec un professeur nommé Marcelo Rocha, qui m'a fait connaître le travail de De Kooning, Pollock, Tàpies, Cy Twombly, ou encore Degas, Van Gogh et Picasso... Un autre point important, c'est d'avoir commencé à fréquenter la bibliothèque du Centre Culturel de la Banque du Brésil (CCBB), alors que j'étais toujours au lycée, où je séchais systématiquement les cours. Il y avait une grande collection d'art contemporain là-bas... Je pense qu'une bonne partie de ma formation visuelle et descriptive — ce qu’étaient ces travaux, de quoi ils étaient faits, quels matériaux, etc. — a eu lieu au CCBB. Ce n'était pas tout à fait une formation théorique. Elle était plutôt visuelle et factuelle.
Ce fut quelques années plus tard que j'ai commencé à fréquenter vraiment le Parque Lage et j'ai suivi quelques cours qui sont devenus très importants pour moi, comme ceux de Fernando Cocchiarale(2) et Anna Bella Geiger(3); mais aussi, à étudier la théorie de l'art de façon plus systématique, à lire Hal Foster, Rosalind Krauss, etc.
DJ Et comment as-tu commencé à travailler là-bas?
PF À l'époque, le directeur de l'école, Reynaldo Roels, tentait d'en assurer la gestion dans un contexte délicat, d'abandon complet par l'État, sans aucun investissement, sans aucun budget. Mais s'il y avait, d'un côté, ces graves difficultés financières, de l'autre, cet abandon même a ouvert un espace pour que l'école puisse prendre des décisions de façon très autonome.
DJ Penses-tu que le caractère peu développé des institutions de Rio à cette époque a été un facteur positif pour toi?
PF Pour moi, complètement. Cela a été décisif. L'école ne disposant d'aucun budget, elle ne subissait, du coup, aucune ingérence de l'État. Elle était dans la pénombre, totalement abandonnée. Une très grande liberté y régnait. Tout ce qui était proposé était approuvé: «Ok, vas-y, fais-le».
Donc ce qui s'est passé, c'est qu'un jour Reynaldo m'a invité à remplacer une professeure qui était partie à l'étranger pour son doctorat. Il ne m'avait jamais eu comme élève, mais on s'était connu au café, on prenait des bières ensemble. Nous sommes devenus très bons amis au cours de ces discussions — malgré la différence d'âge entre nous (il avait presque soixante ans et moi vingt-et-un).
Cette professeure assurait une formation en art moderne – sur la période 1850-1950 –, ainsi qu'une formation en art contemporain, allant de 1950 à nos jours. C'était en 2006, j'étais en train de terminer la fac. J'ai beaucoup étudié à l'époque, ca ne représentait pas un effort pour moi car je voyais déjà ces cours comme 'mon travail'. Mais ma première classe d'art contemporain, une formation de quatre mois, a été interrompue au milieu car il n'y avait plus personne. Au début, cinq personnes suivaient mon cours et par la suite, une seule est restée. Puis, elle a abandonné aussi. Je suis arrivé un jour et il n'y avait plus personne ; la fois d'après, pareil. C'était horrible. Je me suis adressé à Reynaldo et il m'a donné un autre conseil très important: «C'est la première fois que tu fais ça, vas-y, tente à nouveau». Cela me semblait fort irresponsable...
DJ Et dans quelle mesure considères-tu que le fait de donner des cours a pu contribuer à ta formation ? Je pense, bien sûr, à l'héritage historique du Parque Lage, au fait qu'il ait formé une génération importante de peintres brésiliens dans les années 1980, lequel héritage était toujours évoqué dans les années 2000, non sans nostalgie.
PF L'école est née avant cette époque, avec Rubens Gerchman(4). Dans les années 1970, il n'y avait pas de formation en art à Rio. Le lieu de rencontre entre les gens, c'étaient les ateliers du Musée d'Art Moderne (MAM). Anna Bella Geiger elle-même y donnait des cours, c'était une école qui avait trouvé en la personne d'Ivan Serpa son grand professeur. Plus qu'un lieu de formation, le MAM était un lieu de rencontre — et la différence est significative. Il semblerait qu'une bonne partie de l'histoire de l'art brésilienne des années 1960 et 1970 se soit déroulée là-bas, où il y avait des cours et un bar — ce n'était pas encore un restaurant à l'époque. Les gens y allaient pour picoler; du moins, c'est ce qu'on m'a raconté.
Mais en 1974, les ateliers du MAM ont fermé ; en 1978, il y a eu cet incendie qui s'est soldé par la destruction d'une bonne partie de la collection. D'une certaine manière, l'école est peu à peu devenue le nouveau lieu de rencontre entre artistes – et l'année 1984, celle de ma naissance, a marqué un tournant mythologique pour l'école, avec l'exposition Comment vas-tu, Génération 1980 ?, laquelle a forgé une histoire pour cette génération. Il est indéniable que, dans les années 2000, elle n'était que l'ombre de ce qu'elle avait été dans les années 1980, de cette effervescence de l'époque. Elle vivait toujours de cela, de cette nostalgie. C'est à ce moment-là, par exemple, qu'apparaissent à Rio des initiatives telles que CAPACETE, AGORA et Atrocidades Maravilhosas(5); les gens étaient bien plus intéressés par le travail collectif, par le travail dans la rue, plutôt que de rester à l'école à faire de la peinture...
Quelle était ta question déjà?
DJ De savoir si le fait d'enseigner à l’école tandis que toi-même tu y étudiais a influencé ta façon de donner des cours.
PF Oui, bien sûr. Je ne sais pas à quel point cela peut sembler ingénu, mais mon contact avec les artistes que j'appréciais à ce moment-là, Claes Oldenburg, Joseph Beuys, Andy Warhol, Richard Serra, mais aussi Thomas Hirshhorn ou Sophie Calle ; bref, mon contact avec l'art contemporain a d'abord eu lieu de façon visuelle, formelle. Dans le sens de regarder, de chercher à connaître le matériau, la stratégie, le dispositif. Les cours que j'ai suivis là-bas, et surtout ceux d’Anna Bella Geiger, consistaient à regarder longuement les travaux. C’est une artiste ; qui plus est, pas du genre à fabriquer des discours précédant les œuvres. Et lorsque j'ai commencé à faire cours, le plus important, c'était de... Plus que ça, la seule chose que je savais faire, c'était regarder les travaux projetés sur le mur et essayer de comprendre comment ils étaient faits, quel genre d'expérience ils suscitaient, quel genre d'attitude ils exigeaient du spectateur. Surtout parce qu'à l'époque je n'avais pas encore voyagé pour voir les choses dont je parlais ; je donnais des cours sur Warhol, Morris, Judd, Levine, et je n'avais rien vu de tout ça. Du coup, j'essayais de comprendre quel genre d'expérience était en jeu, et je pense que c'est pour cette raison que je me suis tellement intéressé aux minimalistes et à toute cette génération des années 1960: ils écrivaient sur leurs propres travaux. C'était là une façon de me rapprocher du genre d'expérience qu'ils essayaient de susciter. Ils en parlent beaucoup dans leurs textes.
Alors oui, cette formation plus intuitive et moins élaborée du point de vue théorique a été déterminante dans ma façon d’enseigner, pour le meilleur comme pour le pire.
DJ Mais il me semble que le Master que tu as fait par la suite va dans un autre sens, non? Si je ne me trompe pas, il portait sur Edouard Manet, vu comme une sorte de précurseur non pas de l'impressionnisme – ou d'une modernité conçue à travers le prisme de la visualité –, mais d'une pensée plus proche du 'contemporain'.
PF Là encore, mes cours ont été déterminants. Non seulement parce que j'étudiais pour les préparer, mais aussi parce que j'apprenais beaucoup lorsque je les donnais. Mon intérêt pour Manet lui-même a découlé du fait de regarder ses œuvres pendant quelques semestres, de passer par là, d'en parler. Jusqu'à maintenant, je pense que je dépends un peu des cours que je donne pour tester certaines idées. Il y a une certaine ‘planification souple’ qui s'est dès le départ imposée comme méthode. Je préparais tout en détail, mais une fois sur place, les choses changeaient. Regarder les œuvres, les reproductions des œuvres, cela déterminait le rythme du cours, et c'était le lieu où venaient les idées, le lieu où certaines possibilités étaient testées. Par exemple, projeter un Manet sur une diapositive qui vient juste avant Marcel Duchamp ou Jasper Johns et voir ce qui se passe, tu vois ? La préparation de mes cours est devenue un processus très dense en termes matériels, et c'était là une façon d'introduire les choses dans le monde, de matérialiser certaines idées, de voir si elles fonctionnaient ou non.
Et je ne suis pas sûr qu'il s'agisse de percevoir Manet comme un précurseur du contemporain, mais plutôt comme quelqu'un doté d'une certaine intelligence contextuelle. Autrement dit, quelqu'un qui réfléchissait aux conditions de présentation de son propre travail, ceci étant une partie intégrante du travail, la matière même de son propre travail. Quelqu'un qui sait que la peinture est faite pour l'histoire de l'art et qu'elle sera interprétée ainsi, qu'elle est faite pour être vue par un certain type de spectateur, et qui semble reconnaître cette personne qui la regarde. Et surtout, quelqu’un qui est conscient du rôle rempli par le regard, non seulement dans le domaine de l'art, mais aussi dans une nouvelle dynamique sociale qui est train d'être inventée à ce moment-là. En ce sens-là précisément, oui, il était peut-être plus proche de Duchamp que de Monet — surtout dans les tableaux de la décennie 1860, le Déjeuner sur l’herbe, Olympia, et aussi Un bar aux Folies Bergères, qui est à vrai dire son «testament».
Il me semble, enfin, que Manet est une personne dotée d'une sensibilité tournée vers les dimensions périphériques du tableau, vers son pourtour. Et qui tente de rendre compte de toute une série de nouveaux problèmes, mais de façon très réactive, dans une sorte d'étonnement peut-être, sans savoir au juste ce qui se passe. Ce n'est pas un type qui a écrit, qui a théorisé, pas du tout.
DJ Cela ne t'a jamais semblé bizarre, de parler de ces choses-là dans ce cadre, en raison de toute cette histoire des années 1980, avec une peinture davantage attachée au plaisir qu'à la critique sociale ? N'as-tu jamais senti que ce discours n'était peut-être pas bien venu?
PF Bon, c'était le contexte que je connaissais. Aujourd'hui, je pense qu'il se peut qu'il y ait eu un certain manque de responsabilité de ma part, pour n'avoir jamais réfléchi à cette contradiction. La vérité, c'est que les gens trouvaient cela étrange que j'étudie sérieusement Manet. ils trouvaient cela marrant. Le milieu artistique de Rio était très provincial à cette époque. Aujourd'hui, la ville dispose d'une connexion bien plus agile avec ce qui se passe dans le monde, tant dans le domaine artistique — ce qui est excellent —, qu'en termes économiques et urbanistiques aussi — ce qui est terrible — (mais se peut-il qu'une chose vienne sans l'autre ?). Mais à l'époque — et cela fait toute la différence — cela n'existait pas. Je ne connaissais aucun artiste à l'étranger en train de créer à ce moment-là, je ne savais pas ce qui était en train de se passer dans les biennales à l'international, je ne connaissais pas Tacita Dean, je ne connaissais pas Anri Sala, ni Harun Farocki, ni Pedro Costa. Tous ces artistes étaient en pleine création dans la décennie 2000. Je ne connaissais même pas Jimmy Durham... Hirshhorn, je l'avais connu par hasard, car j'avais vu une de ses œuvres lors de la 27ème Biennale de São Paulo en 2006, commissionnée par Lisette Lagnado, et j'avais noté son nom dans un cahier. Mais à Rio, personne ne m'a jamais parlé de ces types-là. Les artistes qui étaient défendus dans le cadre de l'art contemporain appartenaient aux années 1970, et ça s'arrêtait là. Éventuellement, la discussion allait jusqu'à Sherrie Levine ou Barbara Kruger par exemple, ainsi que jusqu'aux années 1980, avec la peinture. Mais les artistes des années 1990 que je connaissais, c'étaient Nirvana et Pearl Jam.
(rires)
Donc, en dernière instance, parler ainsi de Manet au Parque Lage ne posait pas de problème car personne ne parlait d'art contemporain, les gens parlaient d'art moderne.
DJ Ou alors ils parlaient d'art contemporain, mais sous une perspective moderne.
PF Voilà.
DJ Et quelle a été ton expérience de travail en tant que commissaire de la programmation d'évènements (films, interventions et performances) pour la 29ème Biennale de São Paulo en 2010 ? J'imagine que la transition a dû être percutante entre ce Rio de Janeiro que nous avons évoqué et une São Paulo ayant une vocation résolument plus cosmopolite...
PF La grande contradiction de Rio, c'est que lorsque j'ai commencé à enseigner au Parque Lage, plus personne ne se consacrait à la peinture. J'aimais dessiner et j'ai tout de suite été confronté à un milieu artistique doté d'une piètre organisation institutionnelle, à un marché pratiquement inexistant, mais où une très grande énergie créatrice régnait. Il y avait plusieurs collectifs, des gens qui faisaient des interventions urbaines, dont certaines très belles. Et je trouve qu'il s'agit là d'une histoire qui doit encore être racontée — ce qui s'est passé, disons, entre 1998 et 2006, en termes de travaux dans l'espace public. Des artistes tels que Ronald Duarte, Alexandre Vogler, Ducha, Guga Ferraz(6), qui créaient leurs travaux dans la rue. Et j'étais au courant de cela par l'intermédiaire des personnes avec qui je partageais mon atelier, et qui habitaient à Santa Teresa. Ce n'était pas un milieu de peintres, bien au contraire. Je n'ai compris que bien plus tard que le dessin et la peinture pouvaient encore être des formes de travail valables — ce qui tient au fait que les artistes que j'admirais autour de moi employaient des moyens n'ayant rien à voir avec tout cela.
J'ai donc commencé à écrire sur le travail de certaines personnes que je connaissais, sur les choses que je voyais. Progressivement, je me suis davantage intéressé à l'idée de donner des cours, de parler des travaux, plutôt que d'en produire. J'étais convaincu, du moins à l'époque, que tout cela revenait à faire de l'art, mais avec un autre matériau. Qu'il n'y avait pas de différence entre cette instance discursive et une instance de production. Et c'est avec cette conviction que je suis parti travailler à la Biennale. Je suis allé coordonner une programmation d'évènements au sein du pavillon principal, qui agençait des performances, des débats et une programmation de films. C'était là une ambiance très différente. À São Paulo, en 2010, les gens évoquaient des artistes de quarante ans qui était en train de créer à Berlin, avec une connaissance de cause qui n'était pas la mienne.
Et je pense que c'est justement au cours de cette année 2010 que les choses commencent à arriver au Brésil de façon plus marquée. Je ne sais pas si cela tient à une différence entre les deux villes ou à un tournant concernant la place des institutions brésiliennes au sein de cette relation avec ce qui se produisait à l'étranger. Sans doute, un peu des deux... Apichatpong Weerasethakul, Harun Farocki, Chantal Akerman, Isa Genzken, Andrea Fraser ; autant d'artistes dont je n'avais jamais entendu parler jusqu'alors. Puis tout à coup, ils étaient là, et cela faisait un bout de temps qu'ils étaient là.
DJ Alors que rien de cela n'arrivait à Rio...
PF Non. À présent, si, mais pas à cette époque. Personne ne savait qui étaient ces gens-là. Personne que je connaissais du moins.
DJ Y a-t-il eu un conflit entre ton envie initiale de travailler comme artiste et cette expérience de commissaire, ou étais-tu plutôt vraiment convaincu que le travail de commissaire était une façon de faire de l'art?
PF J'étais convaincu que c'était la même chose, que le travail de commissaire était d’une certaine façon un travail de collage, mais réalisé avec d'autres personnes.
DJ Et tu as écrit des textes à l'époque qui étaient des collages, n'est-ce pas?
PF Oui. Et mon mémoire sur Manet était aussi en rapport avec ce raisonnement par collage, par montage. Quand je suis arrivé à São Paulo, je n'avais pas une production personnelle en tant qu'artiste, mais j'étais certain que j'allais faire quelque chose de cet ordre là. Puis, une fois la Biennale terminée, j'ai eu la certitude que je m'étais trompé. J'ai passé toute l'année d'après à y réfléchir. Et je pense que la différence est la suivante : en tant que commissaire, tu ne peux pas être entièrement responsable des décisions que tu prends. Ton existence consiste en une médiation entre les règles que les travaux des artistes imposent et les règles que l'institution impose. Le travail du commissaire est un travail qui s'avère toujours indirect, ‘dérivé’. Tu ne peux pas — et tu ne dois pas, me semble-t-il — répondre de toutes les décisions, tout simplement parce que tu n'as pas de réponse à apporter à toutes les limites institutionnelles que tu côtoies au quotidien. Pas de réponse à laquelle tu crois vraiment. En ce sens, il n'y a pas de commissaire ‘indépendant’. Il est indépendant lorsqu'il n'est pas au boulot, mais dès lors qu'il l'est, il se présente comme quelqu'un d'essentiellement dépendant. Je crois que son travail consiste à gérer, du mieux qu'il peut — et nombre de commissaires font cela très bien — les règles existantes. Mais je suis trop mal préparé pour respecter les délais, etc. L'enjeu ne consistait pas à tout simplement les assumer, j'avais à les incarner, j'avais à être ces délais, j'avais à être ces budgets pour les respecter correctement. En fin de compte, je ne pense pas avoir réussi à bien faire cela là-bas. J’ai vraiment été confronté à une incapacité de ma part. Je ne saurai l'exprimer autrement, je suis totalement honnête, là.
DJ Je me souviens que tu m'as dit à l'époque : «tu ne peux pas critiquer et faire en même temps, il faut faire d'abord pour ensuite critiquer». Je me demande dès lors si cette phrase ne serait pas une phrase de commissaire. Et celle de l'artiste serait : «il faut faire et critiquer en même temps»?
PF Tout à fait. À mes yeux, le plus beau dans le travail de l'artiste, c'est la possibilité — la seule que je sois en mesure de gérer, il y en a certainement d'autres — de faire un travail 100% non-aliéné. Dans ce processus, tu détiens du début à la fin les moyens de production, les conditions de présentation, de circulation, etc. Tu es responsable du format dans lequel ton travail va être présenté, de la façon dont il sera vendu, etc. Pour moi, c'est là l'aspect déterminant de la pratique artistique.
J’ai été très déçu, après avoir travaillé de l'autre côté du système de l'art, lorsque j'ai compris que ce système suivait bien souvent une logique opposée à celle des travaux eux-mêmes. En quittant la Biennale, j'avais l'impression qu'il n’était pas très facile, pour le commissaire, d'éviter que son propre travail d'invention, de montage et d'articulation ne soit trahi par cette logique institutionnelle. Il en est allé ainsi de mon expérience, du moins. Et il se peut que cela n'ait été à ce point évident que parce que je suis allé travailler au sein de l'institution la plus excessive du Brésil, qui fait tourner des millions de reais [monnaie brésilienne], qui est sponsorisée par les plus grandes banques et entreprises, et qui est, en résumé, le projet artistique de la grande élite de São Paulo. La Biennale de São Paulo a une importance qui dépasse largement les travaux s'y trouvant présentés — parfois, ces derniers semblent n'être que de simples détails. Elle compte ses visiteurs par milliers (en 2010, ils ont été environ un demi million, si je ne me trompe pas). Et le patrimoine dont elle disposera lors de la prochaine édition dépend de ce chiffre-là. Je n'ai tout simplement pas réussi à comprendre cette logique, et encore moins à gérer tout cela. Vraiment, je pense que c'est là le manque d'une certaine intelligence de longue portée. J'ai une intelligence de courte portée, moi.
DJ Ta volonté de maintenir ton travail de plasticien dans la sphère d'une production individuelle et surtout artisanale en est peut-être une conséquence directe, non? C'est presque l'opposé de ce qui était en train de se passer à la Biennale.
PF Tout à fait. Et je pense que, jusqu'à ce jour, je travaille encore sous le choc de cette expérience. C'est drôle, n'est-ce pas?
DJ Je comprends tout à fait, notamment cette idée de vouloir préserver la création au sein d'une sphère «possible».
PF C'est là une décision que j'ai prise dès le début, aussitôt après avoir quitté la Biennale. Je suis partie avec ma copine sur une plage isolée du Nordeste, où même les téléphones ne captent pas, et nous y sommes restés une semaine, allongés sur le sable. J'étais incapable de faire quoi que ce soit.
DJ Lorsque j'ai terminé mon Master de philosophie, je n'étais même plus capable de lire les titres des journaux, j'ai eu pendant des mois un blocage complet au niveau de mes lectures.
PF Bien sûr. Quand je suis retourné à São Paulo, où j’habitais déjà à ce moment-là, j'ai eu la certitude que je voulais travailler en tant qu'artiste, mais je ne savais pas quoi faire. J'ai commencé à dessiner chez moi, et il n'y avait qu'une chose dont j'étais sûr : je voulais produire des travaux que je serais entièrement en mesure de m'approprier, et dont l'exécution ne requerrait personne d'autre. Je voulais être un producteur, non pas dans le sens d'un manager, d'avoir à discuter au téléphone, à envoyer des mails, mais d'être un producteur ‘factuel’. Produire quelque chose que je serais en mesure de regarder à la fin de la journée, voir si c'était bon ou mauvais, et de pouvoir dire : «voilà, c'est fait». Je n'étais plus capable de travailler en groupe, ni de me mobiliser en vue d'une sociabilité très... c'était une période très mélancolique, qui a duré jusqu'à il n'y a pas longtemps. Pendant trois ans, travailler se résumait à mes yeux à rester tout seul dans mon atelier, à articuler des processus que je maîtrisais du début à la fin, et à ne présenter que les travaux que je pouvais être en mesure d'agencer. J'avais déjà envie de faire de grands travaux dépassant la sphère de mon domicile, mais j'occupais un petit atelier et la règle était qu'il fallait que ça tienne là-dedans. Un peu paradoxal, mais bon... Ce n'étaient ni des tableaux ni des sculptures; c'étaient des situations d'environnement que j'arrivais à produire tout seul.
À cette époque, je me suis rendu compte que je voulais que mes travaux grandissent en taille, sans jamais changer d'échelle. Les artistes pensent toujours qu'il faut faire plus grand ou plus complexe, ou encore, avec du meilleur matériel, ou un matériau plus noble. Je suis convaincu que c'est une erreur, que c'est une bêtise. Soit, si cela tient à la nature du travail ; sinon, c'est une erreur. Un type comme Pierre Huyghe, par exemple, travaille sur des projets supposant dès le départ une très grande complexité. Travailler avec d'autres personnes, avec d'autres agents...
DJ Cela fait partie des coordonnées de départ des travaux...
PF Exact, il va travailler avec d'autres agents, des personnes, des plantes, voilà le principe. Ce n'est pas le cas pour moi ; ce sont des matériaux, ce sont des procédures très simples. Je n'ai pas eu à me forcer pour le décider ainsi, je dois me forcer pour continuer à y faire attention, afin d'élargir mon travail au sein de ces limites.
DJ Au-delà de ton expérience personnelle, il me semble que quelques complications théoriques sont à signaler dans la thématique même de cette édition de la Biennale. Les commissaires, Moacir dos Anjos(7)et Agnaldo Farias(8), affirment dans le catalogue qu'ils veulent réfléchir à un certain ‘boom’ de la production d'‘art politique’ au cours des deux dernières décennies, qui aurait amené à confondre tout simplement ces deux sphères. L'idée était donc, pour reprendre les mots de Jacques Rancière, de «mettre ses visiteurs en contact avec la politique de l'art». J'y suis allé et j'étais étonné de la faible quantité d'œuvres orientées réellement vers quelque chose de cet ordre-là.
PF Je trouve qu'il y a quelque chose d'imprécis dans le projet des commissaires de cette édition. Ils disaient chercher cela, mais l'idée de travaux évoquant la politique de l'art me fait davantage penser, par exemple, à ce moment historique marqué par l'art conceptuel, où les artistes débattaient des paramètres de visibilité, de réception et de circulation de leurs propres travaux. Et cela, me semble-t-il, ne constituait pas un enjeu pour cette Biennale. Tout d'abord, parce que c'était une Biennale, et parce que peu de projets ont été radicaux, dans le sens d'une problématisation de leur insertion là-dedans. Et c'est cela qui est convoqué par l'idée d'une discussion au sujet de la politique de l'art, à mon sens.
DJ Penses-tu à un exemple précis de la façon dont cette Biennale a traité ce sujet?
PF Ce n'est pas un exemple... Mais il y a eu une situation en coulisse, révélatrice à mon sens, qui a été provoquée par Artur Barrio(9), un artiste de la génération des années 1970. Il a engagé, dans d'anciens travaux, une discussion sérieuse au sujet de la politique de l'art, en relevant de très graves problèmes institutionnels. Et en créant des travaux qui ont dû inventer leur propre façon de circuler dans le monde : des livres, des cahiers, etc. Bref, à cette occasion, il discutait avec une productrice au sujet de sa salle dans la Biennale. Il avait demandé une salle dotée d'une fenêtre et il espérait pouvoir se servir de trois murs. Il se trouve qu'il n'en a eu que deux, car on lui a accordé une salle triangulaire, c'était là la proposition du projet architectural de cette édition. Je ne suis pas d'accord avec sa réaction ni avec sa façon de poser ces problèmes, mais je comprends la nature de son indignation. J'ai suivi cette discussion, elle a été très violente. Sur le coup, je l'ai trouvé antipathique comme personnage. Mais je le comprends.
DJ Que s'est-il passé?
PF Je ne sais pas. Il s'est peut-être rendu compte qu'il était en train de subir un rebond ironique de l'histoire : car, en fin de compte, ce sont les artistes de sa génération — et lui-même, de façon très percutante — qui ont systématiquement attiré l'attention sur les dimensions périphériques, secondaires, sur tout ce qui d'habitude est ‘autour de l'œuvre’ : l'architecture, l'agencement visuel de l'exposition, le public, les textes critiques, etc. Ce sont eux qui ont revendiqué ces instances à l'intérieur de leur travail, ou plutôt, qui ont élargi la juridiction de l'artiste vers ces points également. À ce moment-là, c'était le retour du boomerang: une fois identifiées, ou réveillées par les artistes, ces instances ont suivi leur propre parcours, elles sont devenues autonomes au point de dominer elles-mêmes les œuvres, et ce de façon très violente. Mon intuition, c'est qu'il a compris cela à ce moment-là. Et peut-être qu'il n'avait plus assez d'énergie ou de clarté à cette période de sa carrière, pour concevoir la salle qu'il voulait.
Parler d'une politique de l'art, cela impliquait donc de parler de ces choses-là, peut-être ; mais la Biennale ne pouvait pas débattre de cela, car elle était avant toute chose enorgueillie d'elle-même. En fin de compte, la 29ème édition a été très réussie d’un point de vue financier, après une longue période de crise au sein de l'institution. Et cette Biennale n'était pas en mesure de débattre de quelle politique de l'art que ce soit dans le contexte où elle s'est déroulée – c'était une impossibilité à ce moment-là. Ce n'est pas là un problème dû aux commissaires, c'est à mon sens un problème surtout institutionnel. Nombre de fois nous avons vu les idées et la rigueur des commissaires être dominées par ce monstre institutionnel.
DJ Penses-tu que cet épisode où l'œuvre de l'artiste argentin Roberto Jacoby(10) El alma nunca piensa sin imagen a été censurée soit le reflet de ces limites de l'institution, entre ce qu'elle aimerait faire et ce qu'elle peutfaire?
PF Oui. Par contre, la posture des commissaires a été très courageuse en ce qui concerne son travail ; ils ont défendu son travail, même s'ils ne savaient pas ce que l'artiste allait faire. Au contraire, j'ai trouvé que sa posture à lui, à Jacoby, était très difficile à défendre du point de vue éthique. Bon, voici ce dont je me souviens concernant cet épisode: c'était un travail composé d’une affiche gigantesque des deux candidats à la présidence cette année-là, Dilma Rousseff [Parti des Travailleurs] et José Serra [Parti de la Sociale Démocratie Brésilienne] ; elle était très sympathique sur la photo, et lui, un Dracula. Il y a une loi fédérale dans notre pays qui interdit toute forme de campagne électorale à partir d'une certaine époque de l'année. De sorte que cette installation, bien qu'elle présentait les deux figures dans les mêmes dimensions, a été juridiquement interprétée comme de la propagande électorale au profit de Dilma. Et ils ont dû couvrir les deux images. Je trouve que les commissaires ont été très corrects, en disant d'abord qu'ils ne savaient pas ce que Jacoby allait faire — et ils ne le savaient vraiment pas —, et en défendant ensuite son travail face à cette disposition légale qui venait d’être appliquée. Ils ont même suggéré que son travail continue d’être exposé, malgré le fait que les images soient couvertes. Jacoby s'est rendu sur le lieu de l’exposition avec quelques-uns de ses élèves [la Brigade Argentine pro-Dilma], et ils étaient là, avec leurs t-shirts des «sans-terre» [MST – Mouvement des Travailleurs Sans-Terre], à jouer des chansons à la guitare qui se foutaient de la gueule du commissaire.
DJ Mais le fait même d'inviter quelqu'un qui a participé à l'épisode historique du Tucumán Arde(11) en 1968, en Argentine, ne te semble-t-il pas contradictoire vu le contexte de ce projet de commission? Car il y avait, j'ai l'impression, une tentative d'effacer les deux champs, ou alors, de tout simplement évacuer ce qu’il y avait d'artistique en politique.
PF Oui, bien sûr, mais je pense que...
DJ La question est la suivante : le fait d'inviter ces gens-là à présenter, de nos jours, des travaux classiques des années 1960, n'est-ce pas là une façon d'esthétiser cette production, qui déjà à l'époque ne voulait plus être de l'art, mais peut-être de la ‘pure’ politique?
PF Peut-être. Mais d'un autre côté, le seul endroit où cela peut susciter de l'intérêt en tant que ‘pure’ politique, c'est, paradoxalement, dans le domaine de l'art. Cela ne fait pas partie de l'histoire de la lutte politique, au sein de laquelle ce qui intéresse vraiment, c'est la violente histoire de Tucumán, et non pas ce que certains artistes ont fait. Je suis désolé, mais l'action des artistes, en tant qu'artistes, dans l'histoire de Tucumán, ne change pas grand chose dans le domaine politique. Les gens — qu'ils soient artistes ou non — peuvent faire la différence, ou ils peuvent faire partie de mouvements collectifs qui font la différence. Mais le fait qu'ils la fassent en tant qu' ‘artistes’ me semble, du moins dans ce cas-là, peu important pour la politique effective – mais d’une importance considérable pour l'art, dans la mesure où cela taquine une frontière importante. Bien que certains des artistes impliqués aient arrêté de faire de l'art après que l'exposition ait été censurée à Buenos Aires, cela me semble différent de ce que les Russes ont fait dans les années 1920, avec Vkhutemas(12), par exemple. C'étaient là des gens qui, bien souvent, ont abandonné leur place pour s'inscrire dans l'art, et qui avançaient que l'inventivité formelle trouverait d'autres moyens, ainsi qu'une autre échelle, pour s'inscrire dans le monde : ils proposaient un art socialement intégré, plutôt qu'un art naissant et mourant dans un circuit particulier. C'est très différent, ils étaient en train d'élargir la notion d'art, et non pas d'essayer de l'éviter.
Alors qu'une documentation sur Tucumán Arde était présente dans l'exposition, Jacoby était là pour montrer un nouveau travail. Et en ce sens, il a fait exactement ce qu'on attend d'un artiste ‘rebelle’ dans une biennale : il a créé une petite polémique, il a dit du mal du commissaire, etc. Moi, je préfère une histoire que Farocki m'a racontée une fois. Il n'avait pas réussi à boucler le film Nature morte qu’il préparait pour la Documenta de 1997 avant l'ouverture. Plutôt que d'accélérer la production, il a décidé de ne le présenter qu'à la fin de l'exposition. Elle commençait en août et durait jusqu'en novembre. Le film n'a été prêt qu'en octobre. Au fond, cela se résume à imposer d’autres temporalités, une façon de travailler, de se rapporter au monde, avec laquelle l'institution doit jongler. Ou alors, et là on reprend Artur Barrio, s'adressant à une productrice qui lui exigeait des définitions concernant son œuvre lors de cette même Biennale : «mon temps n'est pas ton temps».
DJ La réponse des commissaires dans leur lettre ouverte à l'artiste est excellente. Ils disent que si Jacoby est vraiment en train d'associer un manque de liberté au sein de la Biennale à l'épisode du Tucumán Arde, dans le contexte de la dictature militaire argentine, et bien, «là oui, c'est quelque chose qui en dit long sur les abus auxquels le mot ‘politique’ est aujourd'hui soumis dans le domaine de l'art».
PF Sans doute. C'est comme les gens qui associent la violence policière actuelle à ce qui ce passait pendant la dictature militaire brésilienne. Ces gens-là n'ont rien compris, ils sont dans un pays où la présidente élue, Dilma Rousseff, à la suite de toute une série de manifestations rassemblant des millions de personnes dans les rues, s'affiche à la télé pour dire : «nous avons entendu l'appel des rues». Bref, ces deux postures, celle de Barrio et celle de Jacoby, recèlent quelque chose de mélancolique à mes yeux, mais celle de Barrio est plus honnête.
Mais je ne rêve d'être aucun des deux, mon héros, c'est Cildo Meirelles(13).
(rires)
DJ Nombre d'institutions, publiques et privées, ouvrent leurs portes au Brésil ces dernières années. Parmi lesquelles la Feira de Arte do Rio, qui a réuni des galeries du monde entier et qui, dès sa première édition, a atteint un nombre de ventes assez significatif. Comment vois-tu l'évolution de l'image de ce Brésil devenu, disons, d'un simple exportateur de culture ‘exotique’, un nouveau centre potentiel du monde de l'art?
PF C'est intéressant, car nous vivons justement ce passage. Il suffit de penser, par exemple, il y a très peu de temps, au cas du Panorama de l'Art Brésilien, l'exposition organisée par Adriano Pedrosa(14)en 2009 au Musée d'Art Moderne de São Paulo, qui ne présentait que des artistes étrangers. Elle proposait une discussion concernant notre pays qui impliquait le projet de construction brésilien – Oscar Niemeyer, Lina Bo Bardi, etc. –, mais également une réflexion sur la façon dont se présentaient alors les ruines de cette utopie moderniste des années 1950. C'était un panorama exclusivement international. Pedrosa n'a organisé ce panoramaqu'au moyen d'artistes étrangers, avec l'italienne Luisa Lambri entre autres, car il n'y avait aucun artiste brésilien travaillant sur le thème du ‘ressac tropical’ du projet moderniste. De nos jours, très peu de temps après, il y en a déjà. S'il devait refaire cette exposition aujourd’hui, il la ferait avec des artistes brésiliens, tels que Jonathas de Andrade(15), par exemple. Cela en dit long sur ce processus. Non pas sur le processus d'internationalisation de l'art brésilien, tel qu'il s'est déroulé au début des années 2000, avec Ernesto Neto ou Beatriz Milhazes(16). Mais plutôt sur une internationalisation des problèmes brésiliens. J'ai l'impression que cela répond à un certain nombre de demandes, prenant racine dans le travail de curateur. Et qu'elles découlent en partie d'une curiosité authentique...
DJ Et d'où viennent-elles?
PF Elles viennent de l'étranger, bien sûr, mais elles peuvent se reproduire ici. Tiens: où Hans Ulrich Obrist a-t-il réalisé son projet avec la Biennale de São Paulo en 2013? Dans la Maison de verre de Lina Bo Bardi. Comme me l'a fait remarquer récemment une connaissance, il finira par convaincre tout le monde que c'est lui qui a inventé Lina Bo Bardi.
(rires)
Et c'est vrai aussi, d'une certaine façon; car toutes ces choses obéissent à une même logique de spéculation immobilière globale, qui est présente à Rio maintenant, mais qui l'a déjà été à Bilbao, à Barcelone, à Dubaï, et qui change sans cesse d'endroit. Les agendas de travail des curateurs suivent cette même logique. Et moi, en tant qu'artiste, je ne comprends pas... c'est-à-dire que j'essaye de ne pas prendre ces choses-là en considération, j'essaye de réfléchir à des choses plus primaires.
DJ Je me demande si, au fond, cette demande en faveur d'un agenda brésilien ne fonctionne pas davantage comme un discours colonialiste de plus, venant de l'extérieur vers l'intérieur...
PF Je pense que nous avons sans doute beaucoup à apprendre en faisant un effort de mémoire. Certainement, car nous ne racontons même pas notre propre histoire de l'art correctement.
DJ Mais justement, notre histoire de l'art locale dépend aussi de ces évolutions plus générales, économiques et politiques. Ce n'est pas seulement une affaire de prise de conscience historiographique. Cela fait quatre ou cinq ans, par exemple — ni plus, ni moins — que des noms tels qu'Hélio Oiticica, Lygia Clark et Lygia Pape(17) semblent avoir définitivement introduit le Brésil dans les supposés canons de l'art occidental. Qu'y a-t-il de salutaire et de suspect là-dedans, à tes yeux?
PF Dans le livre Art since 1900, publié par October, le commentaire au sujet de Lygia Clark est classé dans le tiroir des «artistes non-occidentaux». Et ce livre est paru en 2004! Qu'y a-t-il de salutaire dans cette réévaluation? Bon, la dernière fois que je suis allé au MoMA de New York, en 2012, il y avait une salle avec Mondrian, Malevitch, Willys de Castro, Lygia Clark et Hélio Oiticica. C'était incroyable, car il s'agissait de travaux appartenant au début du parcours de Lygia Clark et Hélio Oiticica, et ils semblaient être «à leur place». Cet accrochage faisait beaucoup de sens. Il ne faut pas être pessimiste, c'est là une réparation historique et historiographique. Mais il y a autre chose : le lendemain, je suis allé dans un magasin d'appareils électroniques, le B&H, et le vendeur a avoué à mon ami anglais, sans que je ne dise un mot, que les brésiliens étaient en train de sauver le magasin de la crise. Et bien, le fait que le B&H dépende de l'argent brésilien est en rapport avec le fait que l'on trouve de l'art brésilien à côté de Mondrian au MoMA. Ce n'est pas une coïncidence, c'est une question économique. C'était la première fois que je voyais un plan du musée en portugais, et cette même année, Obama a changé sa politique de visas pour les brésiliens... Ces choses-là sont en rapport les unes avec les autres, c'est évident. Mais ce qui me semble suspect, c'est que du point de vue de nos agendas historiques et conceptuels, nous sommes peut-être en train de reproduire cette même logique entrepreneuriale avancée, ponctuelle et de court terme, à laquelle obéit la circulation de capitaux à travers le monde. Elle va quelque part, et c'est là où tout se passe au cours des dix années à venir, puis c'est fini. Ensuite c’est ailleurs, puis encore ailleurs. Cette année, la Coupe du Monde va se dérouler au Brésil. La suivante va se dérouler en Russie et celle d'après, au Qatar, où l'on est en train de construire les nouveaux sièges du MoMA, du Louvre, du Guggenheim...